Tribune Libre
Ténors de l'Informatique Libre
Copyright © 1999 par Éditions O'Reilly
Chapitre 3. L'Internet Engineering Task Force
Scott Bradner
- L'histoire de l'IETF
- Les structures et les caractéristiques de l'IETF
- Les groupes de travail de l'IETF
- Les documents de l'IETF
- Le processus IETF
- Standards ouverts, documents ouverts, et logiciel libre
Pour une entité purement virtuelle, l'Internet Engineering Task
Force (IETF, le groupe de travail de génie Internet) a eu un impact d'une
importance capitale. Hormis le protocole TCP/IP lui-même l'IETF développa ou
améliora toutes les techniques de l'Internet. Les groupes de travail de l'IETF ont
créé les standards de routage, de gestion de réseaux et du transport
sans lesquels l'Internet n'existerait pas. Ils ont défini les standards de
sécurité qui rendront l'Internet plus sûr, les standards de
qualité de service qui feront de l'Internet un environnement plus prévisible
et le standard de la prochaine génération du protocole Internet
lui-même.
Ces standards ont connu une réussite prodigieuse. L'Internet se développe
plus vite que n'importe quel autre outil connu, bien plus vite que ne l'ont fait le chemin
de fer, l'électricité, le téléphone ou la
télévision et ce n'est encore qu'un début. Tout cela s'est fait
grâce à des actions volontaires : aucun gouvernement n'exige l'utilisation de
standards IETF. Des standards concurrents, certains émanant de divers gouvernements,
ont fait de brèves apparitions, alors que les standards IETF prospèrent. Mais
tous les standards IETF n'ont pas réussi. Seuls les standards qui répondent
à des exigences issues du monde réel et ce, correctement, deviennent les
vrais standards, pas seulement sur le papier.
La réussite de l'IETF et le décollage de la communauté du logiciel
libre relèvent des mêmes causes. Les standards IETF sont
développés selon un processus ouvert et transparent, auquel toute personne
intéressée peut prendre part. Tous les documents de l'IETF sont librement
accessibles sur l'Internet et peuvent être reproduits à volonté. En
fait, le processus de documentation ouvert de l'IETF constitue un cas d'école du
potentiel du mouvement du logiciel libre.
Cet essai propose tout d'abord un bref historique de l'IETF. Nous décrirons ensuite
son organisation et ses processus de création de standards. Nous proposerons pour
finir quelques réflexions supplémentaires sur l'importance des standards
ouverts, des documents ouverts et du logiciel libre.
L'IETF est apparue en janvier 1986, sous la forme d'une rencontre trimestrielle de
chercheurs subventionnés par le gouvernement américain. À partir de
la quatrième rencontre de l'IETF, en octobre de la même année, des
représentants d'entreprises privées furent invités. Depuis lors,
toutes les rencontres de l'IETF sont ouvertes à quiconque veut y participer. Les
premières rencontres se faisaient en petit comité, moins de 35 participants
à chacune des cinq premières rencontres, avec un maximum sur les treize
premières rencontres de seulement 120 participants (à la douzième,
en janvier 1989). L'IETF s'est bien développée depuis lors, avec plus 500
participants à la 23e rencontre (mars 1994), plus de 1000 à la
31e (décembre 1994) et presque 2000 à la 37e
(décembre 1996). Le taux de croissance du nombre des participants a ensuite
ralenti, 2100 personnes assistèrent à la 43e rencontre
(décembre 1998). En cours de route, en 1991, le nombre de rencontres est
passé de quatre à trois par an.
L'IETF dispose d'un petit secrétariat, actuellement installé à
Reston (Virginie), et d'un service d'édition des RFC, actuellement pris en charge
par l'Institut des Sciences de l'Information de l'université de Californie du Sud.
L'IETF elle-même n'a jamais eu le statut d'une entité légale. C'est
tout simplement une activité sans fondement légal. Jusqu'à fin 1997
l'IETF fonctionnait grâce à des fonds gouvernementaux et des droits
d'entrée aux rencontres. Depuis début 1998, l'Internet
Society a pris le relais du gouvernement.
L'Internet Society, a été constituée en 1992
en partie pour fournir un parapluie légal au processus de standardisation de
l'IETF et aussi dans le but de réunir des fonds pour ses activités. Cette
organisation associative internationale à but non lucratif répand partout
la Bonne Parole de l'Internet, même dans des parties du monde encore non
connectées. À l'heure actuelle, l'IETF peut être au mieux
décrite comme une instance de développement de standards opérant
sous les auspices de l'Internet Society.
L'idée de groupes de travail a été introduite lors de la
cinquième rencontre de l'IETF (février 1987), et à présent
plus de 110 de ces groupes fonctionnent.
L'IETF peut être au mieux décrite comme une organisation associative à
laquelle l'appartenance ne serait pas définie. Le seul critère de
sélection est la restriction aux personnes physiques (à l'exclusion des
organisations et des sociétés) de la possibilité d'être membres
de l'IETF. Toute personne qui fait partie d'une liste de diffusion de l'IETF ou qui assiste
à une rencontre de l'IETF peut être considérée comme un membre
de l'IETF.
L'IETF compte maintenant 115 groupes de travail officiels organisés en huit
sections : applications, générale, Internet, opérations et gestion,
routage, sécurité, transport, services aux utilisateurs. Chacune de ces
sections est dirigée par un ou deux directeurs de section, volontaires. Les
directeurs de section réunis en groupe, avec le président de l'IETF,
constituent l'Internet Engineering Steering Group (IESG, Groupe de
pilotage de l'IETF). L'IESG est le bureau d'approbation des standards pour l'IETF. Il y a
en outre un Internet Architecture Board, de 12 membres, qui
conseille l'IESG pour la formation des groupes de travail et sur l'organisation de leurs
travaux.
Les membres de l'IAB et les directeurs de section sont choisis — leur mandat dure deux
ans — par un comité de nomination composé chaque année de membres
tirés au sort parmi des volontaires ayant participé à au moins deux
des trois précédentes rencontres.
L'une des différences essentielles entre l'IETF et beaucoup d'autres organismes de
standardisation est que l'IETF est surtout dirigée par sa base. Il est
tout-à-fait rare que l'IESG ou l'IAB créent un groupe de travail de leur
propre chef pour travailler à un problème qui paraît important. Presque
tous les groupes de travail sont constitués quand un petit groupe de personnes
intéressées se rassemble, de leur propre initiative et propose de former un
groupe de travail à un directeur de section. Cela signifie que l'IETF ne peut pas
établir de plans de travail pour l'avenir, mais cela contribue aussi à la
certitude qu'un enthousiasme et des compétences suffisantes assureront sa
réussite.
Le directeur de section travaille avec les personnes qui veulent créer un groupe de
travail à développer une certaine charte. La charte de chaque groupe
établit la liste des documents qu'il devra produire, des activités de liaison
qu'il pourra être amené à entretenir avec d'autres ainsi que des
limites du domaine qu'il explorera. Ce dernier point s'avère souvent le plus
important. La proposition de charte circule alors dans les listes de diffusion de l'IESG et
de l'IAB, pour commentaires. Si aucun problème significatif n'est soulevé
dans la semaine, la charte est postée dans la liste publique de l'IETF et dans une
liste de liaison avec les autres organismes de standardisation, pour savoir si des travaux
dont l'IETF devrait avoir connaissance sont en cours dans d'autres forums. Après une
autre semaine, destinée à recueillir d'éventuelles remarques
complémentaires, l'IESG peut alors approuver la charte et créer le groupe de
travail.
Tous les documents de de l'IETF sont publics et librement accessibles sur l'Internet. Les
auteurs concèdent à l'IETF un copyright limité lorsque les documents
sont publiés, ce copyright assurant que les documents restent librement accessibles
(l'auteur ne pourra pas décider de retirer un jour un document), sont republiables
dans leur intégralité par quelqu'un d'autre et pour la plupart d'entre eux,
que l'IETF peut les exploiter dans l'élaboration de standards à venir.
L'auteur conserve tous les autres droits.
La série éditoriale de base de l'IETF est la série des RFC. RFC
signifie en principe Request for Comments mais RFC, aujourd'hui, ne
signifie rien d'autre que « RFC » car les documents publiés dans la série
sont généralement passés par un long processus de révision
avant leur publication. Les publications RFC se divisent en deux grandes
catégories : standard et non standard. Les publications standard peuvent avoir les
statuts de : proposition de standard, pré-standard, standard de l'Internet. Les
publications non standard se classent de la manière suivante : informatives,
expérimentales, historiques.
Outre les RFC, l'IETF a recours aux « brouillons Internet » [1]. Ce sont des documents temporaires dont la finalité est
proche de celle des premières RFC (request for comment) et
qui sont automatiquement retirés après six mois. Les « brouillons
Internet » ne doivent pas être cités ou faire l'objet d'une
référence quelle qu'elle soit sauf dans le cadre de l'enseignement.
La devise de l'IETF est : « Le consensus sur l'essentiel, et du code qui
fonctionne ». L'unanimité du groupe de travail n'est pas indispensable
à l'adoption d'une proposition mais une proposition qui ne rallie pas la
majorité des membres du groupe ne sera pas acceptée. Il n'est pas requis
qu'une proposition soit défendue par un pourcentage donné des membres du
groupe mais la plupart des propositions qui sont défendues par plus de 90% des
membres ont des chances d'être acceptées, quant à celles qui sont
défendues par moins de 80% des membres, elles sont souvent rejetées. Les
groupes de travail de l'IETF ne votent pas vraiment mais peuvent recourir à un vote
à main levée pour vérifier que le consensus est atteint.
Les documents de type non standard peuvent émaner de l'activité des groupes
de travail de l'IETF, ou de personnes indépendantes souhaitant que leurs
réflexions ou leurs propositions techniques soient accessibles à la
communauté de l'Internet. Presque toutes les propositions pour une publication dans
les RFC sont revues par l'IESG, qui conseillera ensuite l'éditeur des RFC quant
à l'intérêt de la publication du document. L'éditeur des RFC
décidera alors de publier ou non le document et si l'IESG a rédigé une
note, de l'inclure ou non dans le document. Ces notes de l'IESG servent à marquer
certaines réserves par rapport à la proposition, l'IESG ayant alors le
sentiment qu'un avertissement quelconque à l'utilisateur peut être utile.
Pour un document standard, normalement, un groupe de travail de l'IETF produira un
« brouillon Internet », destiné à être publié dans
les RFC. L'étape finale de l'évaluation de la proposition au sein du groupe
de travail est un « dernier appel », qui dure en principe deux semaines,
pendant lequel le président du groupe de travail demande dans la liste de diffusion
du groupe si la proposition connaît des problèmes notables. Si, à la
suite de ce « dernier appel », il apparaît que le groupe est d'accord sur
l'acceptation de la proposition, celle-ci est alors transmise à l'IESG, pour
évaluation. La première étape de l'évaluation par l'IESG
consiste en un « dernier appel » à l'échelle de l'IETF,
envoyé à la principale liste de diffusion de l'IETF. Les personnes qui n'ont
pas suivi les travaux du groupe peuvent ainsi apporter leurs commentaires à la
proposition. En principe, ce « dernier appel » dure deux semaines pour les
propositions qui viennent de groupes de travail de l'IETF et quatre semaines pour les
autres.
L'IESG prend les résultats du « dernier appel » à l'IETF comme
base pour ses délibérations au sujet de la proposition. L'IESG peut approuver
le document et demander sa publication ou renvoyer la proposition à son (ses)
auteur(s) pour des révisions fondées sur l'évaluation qu'elle en a
faite. C'est ce même processus qui est utilisé à chaque étape
pour les documents standard.
Normalement, les propositions sont intégrées aux documents standard au titre
de standards proposés mais lorsque des incertitudes
pèsent quant à l'adéquation de l'approche ou si une phase de tests
supplémentaire paraît nécessaire, un document est d'abord publié
sous statut expérimental. Les standards proposés sont
censés être de bonnes idées sans problème technique connu.
Après six mois au minimum comme standard proposé, l'accession d'une
proposition au statut de pré-standard peut être
discutée. Les pré-standards doivent avoir fait preuve de la clarté de
leur documentation et démontré que tous les problèmes de droit
d'auteur éventuels sont repérés, et solubles. On y arrive en exigeant
au moins deux implémentations génétiquement indépendantes et
inter-opérables de la proposition, avec, le cas échéant, des exercices
séparés de procédures d'obtention de licences. Ce qui implique aussi
que toutes les caractéristiques séparées du protocole soient
implémentées à plusieurs reprises. Toute caractéristique ne
répondant pas à ces exigences doit être retirée avant que le
processus puisse continuer à se dérouler. Les standards IETF peuvent donc se
simplifier au fur et à mesure qu'ils progressent. On retrouve la seconde
moitié de la devise de l'IETF : « du code qui fonctionne ».
La dernière étape du processus de standardisation IETF est le standard Internet. Si la proposition a connu un succès commercial
significatif après au moins quatre mois au statut de pré-standard, son
accession au statut de standard Internet peut être discutée.
Deux différences essentielles sont notables si l'on compare le type standard de l'IETF avec la manière dont les choses se passent dans
d'autres organisations de standardisation. D'abord, le résultat final de la plupart
des processus de standardisation est à peu près équivalent au statut
de standard proposé pour l'IETF. Une bonne idée mais
pas d'exigence d'un code qui fonctionne vraiment. Ensuite, le consensus sur l'essentiel au
lieu de l'unanimité peut donner des propositions avec moins de
caractéristiques ajoutées destinées à faire taire une objection
particulière.
En bref, l'IETF fonctionne selon un schéma de travail dirigé par la base et
croit aux vertus du principe « essayez avant d'acheter ».
La documentation ouverte et la politique de développement des standards de l'IETF
restent les raisons principales du succès des standards IETF. L'IETF est l'une des
rares grandes organisations de standardisation produisant des documents librement
accessibles, comme toutes ses listes de diffusion et ses rencontres. Dans la plupart des
organisations de standardisation traditionnelles et même dans quelques-uns des
groupes, plus récents, liés à l'Internet, l'accès aux documents
et aux rencontres est réservé aux membres, ou n'est possible qu'après
paiement d'une certaine somme. Parfois parce que l'organisation emploie une partie des
fonds recueillis pour elle-même, à travers la vente de ses standards. Dans
d'autres cas, il s'agit d'organisations dont les membres paient une cotisation. Il faut
bien entendu être en mesure de participer au processus de développement des
standards et d'y avoir accès au cours de leur développement.
Les standards mis au point par un comité restreint ne répondent souvent pas
aussi bien qu'ils le devraient aux besoins de l'utilisateur ou des entreprises, ou sont
plus complexes que ce que la communauté des opérateurs peut raisonnablement
tolérer. Restreindre l'accès aux documents en cours d'élaboration rend
plus difficile pour celui qui implémentent les standards de comprendre la
genèse et la raison de telle caractéristique spécifique et cela peut
conduire à des aberrations. Restreindre l'accès aux standards terminaux rend
impossible aux étudiants et aux développeurs des petites start-up de les comprendre, et donc de les utiliser.
L'IETF a soutenu le concept de logiciel libre bien avant que le mouvement du logiciel libre
se soit formé. Jusqu'à récemment, en principe, les
« implémentations de référence » de standards IETF
faisaient partie intégrante de l'exigence d'implémentations multiples
liée à l'avancement du processus de standardisation. Cela n'a jamais
été formellement une partie du processus de l'IETF, mais fut
généralement un très utile effet secondaire. Le mouvement s'est
malheureusement un peu ralenti à notre époque de standards plus complexes, et
de plus grandes implications économiques pour les standards. La pratique ne s'en est
jamais arrêtée, mais ce serait une bonne chose si le mouvement du logiciel
libre pouvait revigorer cette part non officielle du processus de standardisation de
l'IETF.
Il se peut que cela ne soit pas immédiatement apparent, mais l'accessibilité
des processus et de la documentation des standards ouverts est vitale pour le mouvement du
logiciel libre. Sans un clair accord au sujet de ce sur quoi l'on travaille, normalement
défini dans la documentation des standards, il est assez facile pour des projets de
développement distribué, comme c'est le cas du mouvement du logiciel libre,
de se fragmenter et de faire fausse route. Un partenariat intrinsèque
s'établit entre les participants aux processus d'élaboration de ces
standards, la documentation ouverte, et le logiciel libre. Ce partenariat a
créé l'Internet, et créera d'autres merveilles encore à
l'avenir.
Notes
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