Tribune Libre
Ténors de l'Informatique Libre
Copyright © 1999 par Éditions O'Reilly
Chapitre 8. En faire cadeau
Robert Young
- Ou comment Red Hat Software a par hasard pris connaissance d'un nouveau modèle économique et a contribué à l'amélioration d'une industrie
- D'où vient Red Hat ?
- Comment gagnez-vous de l'argent avec du logiciel libre ?
- Nous vendons des produits de grande consommation
- Attrait stratégique de ce modèle pour l'industrie informatique
- Licences, Open Source, et logiciel libre
- Le moteur économique du développement de logiciel Open Source
- Des avantages uniques
- Le grand défaut d'Unix
- À vous de choisir
Le fait que je sois le fondateur de l'une des
sociétés commerciales les plus
importantes dans le domaine du logiciel libre ne
confère pas à mes propos le statut
d'élément utile à une recherche ou
à une analyse intellectuelle objective. Le
lecteur sceptique ne considérera donc pas le
présent comme un document de
référence sur ce sujet, mais simplement
comme un ensemble d'anecdotes intéressantes,
instructives, ou simplement étranges qui
jouèrent sur le développement de Red Hat
Software, Inc.
Aux premiers jours du système Linux (1993), nous
étions une petite société de
distribution de logiciels. Nous proposions à bas
prix des applications, des livres, et des CD-ROM Unix de
vendeurs comme Walnut Creek et Infomagic. En plus de leur
offre classique Unix, ceux-ci commencèrent
à fournir une nouvelle ligne de produits : des
CD-ROM Linux. Ils devinrent nos meilleures ventes. Quand
nous demandions d'où venaient toutes ces choses
pour Linux, on nous répondait à peu
près : « Cela vient de programmeurs qui, en
fonction de leurs compétences, répondent
aux besoins des utilisateurs. »
Si la chute du Mur de Berlin nous a appris quelque chose,
c'est bien que le socialisme seul n'est pas un
modèle économique viable. Lorsque l'on
néglige les slogans pleins d'espoir, il faut bien
constater que les activités humaines ne se
multiplient pas d'elles-mêmes sans un bon
modèle économique dirigeant l'effort. Linux
semble ne pas avoir un tel modèle. Nous en avons
donc conclu qu'il n'était qu'un gros coup de
chance. Un coup de chance qui générait
suffisamment d'argent pour garder notre petite affaire,
ainsi qu'un certain nombre d'autres, dans le vert ; mais
c'était tout de même un coup de chance.
Quoi qu'il en soit, au lieu de s'écrouler, ce
système d'exploitation étrange
appelé Linux a continué de
s'améliorer. Son nombre d'utilisateurs augmentait
régulièrement et les applications
portées gagnaient en sophistication.
Nous avons donc commencé à étudier
plus attentivement son développement, parlé
aux développeurs clés et à d'obscurs
utilisateurs. Nous percevions peu à peu un
modèle économique solide bien
qu'inhabituel.
Ce modèle économique prouvait son
efficacité. Et plus important, nos ventes de
Linux, comparées à celles des autres Unix,
étaient suffisantes pour nous convaincre qu'une
vraie nouveauté technique, à l'avenir
prometteur, émergeait. Durant l'automne 1994, nous
avons cherché des produits Linux que nous
pourrions vendre à CompUSA et à d'autres
revendeurs. Marc Ewing et moi-même nous sommes donc
associés pour créer Red Hat Software, Inc.
en janvier 1995, et le reste de ce chapitre traite de nos
tâtonnements lors du développement d'un plan
commercial compatible avec cet étrange
modèle économique qui produisait un
système d'exploitation remarquable, apportant des
avantages à nos clients et des profits à
nos actionnaires.
Le rôle de Red hat est de travailler avec toutes
les équipes de développement sur l'Internet
afin de rassembler environ quatre cents outils en un
système d'exploitation utilisable. Nous
travaillons comme une usine d'assemblage de voitures car
testons le produit fini et fournissons un service
d'assistance et des services aux utilisateurs du
système d'exploitation Red Hat Linux.
La satisfaction du besoin de nos clients était
alors, et demeure aujourd'hui, la seule « source de
profits » de notre stratégie commerciale.
Nos clients, compétents sur le plan technique,
souhaitent conserver la maîtrise du système
d'exploitation qu'ils utilisent, et nous leur proposons
de bénéficier d'un logiciel librement
redistribuable (le code source et une licence libre).
Cette question laisse penser qu'il est facile, ou au
moins plus facile, de faire de l'argent en vendant des
logiciels propriétaires uniquement sous forme
binaire.
C'est une erreur. La plupart des éditeurs de
logiciel libre ou propriétaire échouent.
Jusqu'à très récemment tous
appartenaient à la famille « binaires
propriétaires seulement », on peut donc dire
sans prendre de risque que le modèle de la
propriété intellectuelle du
développement et du commerce de logiciel est un
moyen très difficile de gagner sa vie. Bien
sûr, il en était de même pour les
orpailleurs actifs pendant la ruée vers l'or du
dix-neuvième siècle. Mais lorsqu'un
éditeur de logiciel trouve un bon filon il gagne
énormément d'argent, tout comme au temps
des anciennes ruées vers l'or, donc beaucoup sont
donc prêts à en assumer les risques pour
bénéficier de l'occasion de « trouver
de l'or ».
Personne ne s'attend à gagner facilement de
l'argent avec du logiciel libre. Même si c'est un
défi, ce n'est pas nécessairement plus
difficile qu'avec du logiciel propriétaire. En
fait, on gagne de l'argent avec du logiciel libre
exactement de la même manière qu'avec du
logiciel propriétaire : en construisant un superbe
produit, en le commercialisant avec compétence et
imagination, en cherchant des clients, et en
bâtissant ainsi une marque synonyme de
qualité et de service.
Vendre avec compétence et imagination,
particulièrement sur des marchés
encombrés de concurrents, implique d'offrir
à ses clients des solutions que les autres ne
peuvent ou ne veulent pas offrir. À ce niveau, le
logiciel libre (Open Source)
n'est pas un handicap mais bien un avantage. Le
modèle de développement Open Source conduit
à un logiciel stable, souple, et hautement
adaptable à des besoins spécifiques.
L'éditeur de logiciel Open Source dispose donc
d'emblée d'un produit de qualité et
l'astuce consiste à inventer un moyen efficace de
gagner de l'argent tout en laissant au client les
avantages de ce type de programmes.
Inventer de nouveaux modèles économiques
n'est pas une tâche facile, et le mode d'innovation
découvert par Red Hat ne s'applique certainement
pas à toutes les entreprises et à tous les
produits. Certains concernent toutefois de nombreux
éditeurs de logiciels, et beaucoup d'entreprises
Open Source.
Plusieurs sociétés abordent le
marché avec une approche Open Source
tronquée car elles adoptent le plus souvent une
licence autorisant une libre distribution de leur
logiciel si l'utilisateur ne l'emploie pas à des
fins commerciales. Les autres doivent dans ce cas payer
à l'éditeur un droit de licence ou des
royalties. On définit l'Open Source comme un
logiciel qui comprend son code source et une licence
libre et gratuite — les entreprises partiellement
Open Source fournissent le code source, mais pas de
licence libre.
Souvenez-vous, la diffusion et la croissance de la part
de marché du logiciel libre ne font que commencer.
Si on ne gagne pas d'argent aujourd'hui, c'est
peut-être parce que le marché de notre
produit est encore restreint. Bien que l'on soit
satisfait de la croissance du système Linux, car
les estimations lui accordent aujourd'hui (1998) 10
millions d'utilisateurs, il faut se souvenir que 230
millions d'utilisateurs emploient MS-DOS/MS-Windows.
Les éditeurs détiennent les droits
découlant de la propriété
intellectuelle liée à leurs produits, mais
ce n'est pas notre cas. Ils insistent sur le fait que
leur plus grand bien est cette propriété,
conférée par le fait qu'ils conservent
par-devers eux les codes sources de leurs logiciels. On
peut donc affirmer que Red Hat n'est pas un
éditeur de logiciels car nous ne fournissons pas
de licence d'exploitation du fruit de notre
propriété intellectuelle. Cette approche
n'avantagerait en effet pas nos clients, employés
et actionnaires. La question devient donc : dans quel
secteur commercial évoluons-nous ?
Pour trouver une réponse, il fallait analyser
d'autres secteurs d'activité économique et
essayer d'y découvrir une ressemblance. Une
industrie où les ingrédients de base sont
gratuits, ou tout au moins librement disponibles. Nous
avons regardé du côté du domaine
juridique car nul ne peut déposer ou breveter des
arguments légaux. Si un avocat gagne une affaire
devant la Court Suprême, les autres avocats peuvent
ensuite utiliser ses arguments sans devoir en obtenir la
permission car ils sont tombés dans le domaine
public.
L'industrie automobile, elle aussi, présente
quelques similitudes car on peut se procurer les
pièces auprès d'un grand nombre de
fournisseurs. Personne ne conduit une
voiture, nous conduisons des Honda, des Ford, ou bien
n'importe lequel des quelques centaines de modèles
différents, assemblés à partir de
pièces communes disponibles. Quelques personnes
sauraient assembler leurs propres voitures et, parmi
elles, peu en ont le temps ou l'envie. L'assemblage et le
service forment le noyau du modèle
économique de l'industrie automobile.
L'étude de l'industrie des produits de grande
consommation nous montra que toutes les grandes
entreprises érigent leur stratégie
commerciale sur le renforcement de l'image de marque.
L'eau minérale (Perrier, Evian), la lessive
(Ariel), ou la sauce tomate (Heinz) en sont autant
d'exemples patents. Ces marques doivent être
synonymes de qualité, de cohérence, et de
fiabilité. Cela nous inspira.
Le ketchup n'est rien d'autre que de la sauce tomate
assaisonnée. On peut facilement faire quelque
chose qui ressemble beaucoup et a presque le même
goût que le ketchup Heinz, sans pour autant
détourner un copyright. Les ingrédients
sont tous librement redistribuables : des tomates, du
vinaigre, du sel, et des épices. Pourquoi les
clients n'élaborent-ils pas leur propre ketchup
dans leurs cuisines ? Pourquoi Heinz détient-il
80 % du marché ?
Tout simplement parce que le produit industriel est moins
cher et beaucoup plus pratique. Mais l'aspect pratique
n'explique pas tout, sinon Heinz, Amora, et Del Monte se
partageraient équitablement le marché,
puisqu'ils offrent à peu de choses près le
même produit. Mais Heinz détient 80 %
du marché...
Heinz ne détient pas cette part du marché
parce que le goût de son ketchup est plus
convaincant. Cent habitants d'un pays du Tiers-Monde qui
n'ont jamais goûté au ketchup nous
apprendront tout d'abord que les gens n'aiment pas le
ketchup, et aussi qu'ils détestent tous les
ketchups.
Heinz détient 80 % du marché du
ketchup car il a été capable de
définir le goût du ketchup dans l'esprit des
consommateurs. L'efficacité de leur approche est
telle qu'en tant que clients nous pensons qu'un ketchup
qui ne sort pas de la bouteille est, d'une certaine
façon, meilleur qu'un autre qui, lui, coule
facilement !
C'était la solution pour Red Hat : offrir du
confort, de la qualité, et, ce qui en fait est le
plus important, aider à concrétiser dans
l'esprit de nos clients ce qu'un système
d'exploitation peut être. Red Hat, de même,
peut fournir et maintenir un produit cohérent et
de grande qualité afin de bénéficier
d'une magnifique occasion d'établir une marque que
les clients du système Linux
préféreront, tout simplement.
Mais comment concilier notre besoin d'augmenter le nombre
d'utilisateurs de Linux avec celui de nous assurer qu'ils
choisissent Red Hat ? Nous avons étudié le
mode de fonctionnement des industriels réalisant
des bénéfices grâce aux
activités des autres participants, et non
malgré eux.
Chacun peut boire de l'eau, dans la plupart des pays
industrialisés, en ouvrant le robinet le plus
proche. Pourquoi Evian vend-il donc plusieurs millions de
dollars d'eau minérale ? Cela provient d'une peur,
en grande partie irrationnelle, qui nous empêche
d'avoir confiance en l'eau coulant du robinet.
Pour la même raison, beaucoup de clients
préfèrent acheter la version
« Officielle » de Linux Red Hat,
facturée 50 dollars, alors qu'ils pourraient la
télécharger gratuitement ou acheter une
copie non officielle sur un CD-ROM vendu 2 dollars. Evian
dispose, à ce titre, d'un avantage certain, car
tout le monde boit de l'eau. Nous devons donc encore
accompagner beaucoup de consommateurs vers Linux afin
d'augmenter la taille du marché.
Notre part de marché importe donc moins que sa
taille. Evian profite de toute augmentation de la demande
des acheteurs d'eau en bouteille, même si beaucoup
achètent tout d'abord une bouteille
proposée par une autre marque. Red Hat, comme
Evian, profite du bon travail d'autres fournisseurs de
Linux, quand ils développent le marché du
produit. Le nombre de clients potentiels pour la version
Red Hat augmente avec celui des utilisateurs de Linux.
Le pouvoir des marques se transpose très
efficacement au commerce des techniques. Nous en avons eu
la preuve avec les investisseurs qui ont récemment
investi dans plusieurs sociétés de
logiciels Open Source dont le dénominateur commun
est qu'elles jouissent d'une grande
notoriété, et sont reconnues comme
proposant des produits de qualité. En d'autres
termes, elles ont établi une marque.
La plus grande partie de la gestion d'une marque consiste
en son positionnement sur le marché.
Étudiez les défis auxquels doit faire face
un nouveau système d'exploitation afin de gagner
une part non négligeable d'un marché
saturé et dominé par un favori bien connu,
vendu par une société au marketing
brillant. Présenter de façon
adéquate un produit rival est crucial pour vaincre
un concurrent.
Linux tient naturellement fort bien ce rôle. Le
principal reproche adressé au leader du marché est son monopole
dans la fourniture de systèmes. Un nouveau
concurrent doit donc permettre à l'utilisateur de
garder le contrôle de sa plate-forme, donc ne pas
devenir un autre système propriétaire
binaire, avec lequel l'éditeur obtiendrait une
position dominante sur le marché, puisque c'est ce
que les clients critiquent actuellement.
Linux, tout bien considéré, n'est pas
vraiment un système. mais plutôt une
collection de composants Open Source, de la même
manière que le mot « automobile »
décrit une industrie plus que l'objet que nous
conduisons sur l'autoroute. On ne conduit pas des
automobiles, mais des Ford Taurus ou des Honda Accord.
Red Hat est une sorte d'usine d'assemblage d'un
système fourni par l'industrie du système
d'exploitation libre. Red Hat a gagné son pari
lorsque les clients ne se croient pas acheteurs d'un
système d'exploitation, ou même de Linux,
mais surtout et avant tout clients de Red Hat.
Honda achète des pneus à Michelin, des
airbags à TRW, de la peinture à Dupont, et
assemble ces diverses pièces en une Accord
livrée avec une certification, des garanties, et
un réseau de réparateurs Honda et
indépendants.
Red Hat prend les compilateurs de Cygnus™, le serveur web Apache,
le système X Window du X Consortium
(développé avec l'aide de Digital, HP, IBM
et Sun, entre autres), et assemble tout cela en un
système d'exploitation Red Hat Linux que l'on peut
certifier, garantir, et qui a gagné de nombreuses
récompenses.
Le travail de Red Hat s'apparente à celui des
industriels de l'automobile. Red Hat prend ce que l'on
considère comme les meilleurs composants Open
Source disponibles afin de réaliser le meilleur
système possible. Mais nul ne dirige le
développement de ce dernier. Un client de Red Hat
qui ne partage pas notre préférence pour
Sendmail et souhaite utiliser Qmail ou une autre solution
en lieu et place reste libre de le faire. De même,
quelqu'un qui achète une Ford Taurus peut vouloir
installer dans son moteur un collecteur
d'échappement aux performances supérieures.
Le propriétaire de Taurus reste libre d'ouvrir le
capot et de décider de ce que contient sa voiture.
L'utilisateur de Red Hat gère lui aussi son
système parce qu'il détient une
autorisation de modifier le code source.
On ne peut rivaliser avec un monopole en adoptant ses
règles. Ses ressources, ses canaux de
distribution, les moyens consacrés à son
service de recherche et développement constituent
autant de point forts. On rivalise en changeant les
règles du jeu pour favoriser ses propres points
forts.
À la fin du dix-neuvième siècle, les
plus grandes compagnies de chemin de fer
américaines détenaient un monopole de fait
sur les transports reliant les grandes villes. Ces
dernières, comme Chicago, se sont étendues
autour de terminaux centraux de voies ferrés
appartenant aux compagnies de chemin de fer.
Ces monopoles ne tombèrent pas parce que quelqu'un
déploya de nouvelles voies ferrées et
adopta des tarifs plus avantageux pour les clients, mais
lors de la construction du système d'autoroutes
reliant les états et grâce aux avantages de
la livraison par le cheminement porte-à-porte des
transporteurs employant des camions, plus adéquat
que le point à point du chemin de fer.
De nos jours, les éditeurs de systèmes
propriétaires détiennent les clés
d'une technique qui présente une forte analogie
avec le système de chemin de fer. Les interfaces
de programmation (Application
Programming Interface, API) d'un système
propriétaire sont comme les voies et les horaires
du chemin de fer. Leurs détenteurs
établissent librement leurs tarifs. Ils peuvent
aussi adapter le « chemin » des APIs aux
besoins de leurs propres applications. Ils limitent
l'accès au code source sur lequel doivent
fonctionner leurs applications mais aussi celles des
éditeurs indépendants de logiciels
(Independent Software Vendors,
ISV), ce qui leur offre un avantage commercial
décisif.
Pour sortir du carcan de ce modèle, les ISV ont
besoin d'un système dont l'éditeur n'a pas
le contrôle, dont le fournisseur n'endosse que la
maintenance, et pour lequel ils commercialiseront leurs
applications en restant assurés que
l'éditeur du système ne deviendra jamais un
concurrent sérieux. Le monde du logiciel commence
à reconnaître les vertus de ce
modèle. Ce raisonnement a conduit Corel à
porter WordPerfect sous Linux, Oracle à proposer
une version de son système de gestion de base de
données, IBM à soutenir Apache.
Le contrôle laissé aux utilisateurs d'un
système Open Source assoit
sa supériorité sur ses concurrents
propriétaires, dont seuls les binaires sont
disponibles et dont les éditeurs, aux
investissements énormes, ne peuvent essayer de
nous imiter puisque nous ne générons qu'une
fraction du revenu par utilisateur dont ils
dépendent.
Si un groupe suffisamment étoffé
d'utilisateurs adopte notre modèle
économique, les éditeurs de systèmes
non libres devront réagir. Mais cela ne sera pas
le cas avant quelques années encore. S'ils
réagissent en « libérant » leur
code source, comme Netscape libéra celui de
Navigator, il en résultera de meilleurs produits
au coût beaucoup moins élevé. Ce
résultat de nos efforts bénéficiera
à toute l'industrie, mais Red Hat ne se propose
pas de s'en tenir là.
Le cas du Fermilab illustre bien l'importance du fait que
les utilisateurs de Linux détiennent les
clés de leurs royaumes. Ce laboratoire de
recherche dispose d'un gros accélérateur de
particules installé dans la région de
Chicago, où plus d'un millier de physiciens
adaptent des techniques dernier cri. Linux
présente l'avantage de pouvoir fonctionner en
grappes (clusters), pour
constituer des super-ordinateurs massivement
parallèles. Fermilab a besoin de cela, car il se
propose d'augmenter les performances de son
accélérateur : il s'attend ainsi à
devoir analyser pratiquement 10 fois plus de
données par seconde qu'il ne le faisait
jusqu'alors. Son budget ne lui permettrait tout
simplement pas d'acquérir les super-ordinateurs
offrant la puissance de calcul nécessaire.
Pour cette raison, parmi d'autres, Fermilab souhaitait
employer un logiciel Open Source. Il a constaté
que Red Hat Linux était un des produits de ce type
les plus populaires et il nous a donc contacté. En
fait, il nous a appelé six fois durant les quatre
mois de la phase de sélection du système,
et nous n'avons même pas répondu une seule
fois à leurs demandes. Quoi qu'il en soit, le
résultat de son étude a été
de choisir Red Hat Linux en tant que système
officiel employé. La morale de cette histoire est
que
-
nous devons apprendre à mieux répondre
au téléphone (nous l'avons fait)
-
Fermilab a pu percevoir que notre modèle
commercial lui ménageait les libertés
nécessaires, indépendamment de notre
capacité à les assister.
Le système Linux présente des avantages
pour les grandes organisations consommatrices
d'ordinateurs et les grands fournisseurs de produits
informatiques (ISV). Il ne souffre pas des grandes
limitations des systèmes propriétaires
actuellement disponibles uniquement sous forme binaire.
Une gestion attentive de la marque Red Hat Linux parmi
les distributions de Linux et un positionnement
soigné de Linux sur le marché des
systèmes non propriétaires permettent
à Red Hat de croître et de connaître
le succès.
Les avantages de Linux ne dépendent pas de sa
grande fiabilité, de sa facilité
d'utilisation, de sa robustesse, ni des outils inclus
mais dans la maîtrise que l'on en a du fait de deux
caractéristiques qui lui sont propres, à
savoir qu'il est fourni avec le code source complet, et
que l'on peut utiliser ce code source pour ce que l'on
veut, sans même demander une autorisation.
La NASA, qui propulse des gens dans l'espace, a une
expression : « un logiciel n'en est pas un sans son
code source. »
La haute fiabilité ne satisfait pas, à elle
seule, les ingénieurs ce cette agence. Une
fiabilité extrêmement élevée
ne les contentera pas davantage. La NASA a besoin d'une
fiabilité absolue. Elle ne peuvent pas se
permettre de subir un « écran bleu de la
mort » avec douze âmes confiantes
propulsées à deux milles kilomètres
par heure autour de la Terre, dont les vies
dépendent de son système.
La NASA a besoin d'avoir accès au code source du
logiciel pour construire ces systèmes. Et elle a
besoin de l'autorisation de le modifier pour l'adapter
à ses besoins. Je dois admettre qu'il n'est
peut-être pas nécessaire de rendre le
système de gestion d'un cabinet de dentiste,
servant à facturer le détartrage annuel des
patients, aussi fiable que celui dont dépendent
les astronautes de la NASA, mais le principe reste le
même.
Nos utilisateurs peuvent modifier le produit pour
l'ajuster aux besoins de l'application qu'ils mettent en
place. C'est la valeur ajoutée que Red Hat offre
à ses clients, une offre qu'aucun de nos rivaux,
bien plus importants, ne veut, ou ne peut, formuler.
Cette valeur ajoutée renverse toutes les notions
usuelles de propriété intellectuelle. La
licence Red Hat, loin d'emprisonner les utilisateurs et
de les éloigner du code source, intègre
l'idée d'accès et de contrôle du code
source. Quelle licence permettrait d'assurer cela ? Des
personnes raisonnables de la communauté Open
Source peuvent avoir et ont des avis différents
sur la réponse. Mais chez Red Hat, nous avons nos
propres positions sur le sujet. Les voici :
La General Public License, GPL)
de la Free Software Foundation est dans l'esprit de
l'Open Source et, parce qu'elle garantit que les
modifications et améliorations apportées au
système restent publiques, est très
efficace pour gérer un projet de
développement coopératif.
Notre définition de
l'« efficacité » vient des vieux jours
du développement d'Unix. Avant 1984, AT&T
partageait le code source du système Unix avec
n'importe quelle équipe capable de les aider
à l'améliorer. Quand AT&T s'est
scindé, les divisions en résultant
n'étaient plus limitées à être
des opérateurs de
télécommunications. Ils ont alors
décidé d'essayer de gagner de l'argent en
vendant des licences du système d'exploitation
Unix. Toutes les universités et les groupes de
recherches qui avaient aidé à la
construction d'Unix acquittèrent dès lors
des factures afin de pouvoir l'employer alors même
qu'ils avaient participé à son
développement. Ils étaient furieux mais
impuissants, car AT&T possédait le copyright
sur Unix. Ces autres équipes de
développement ont poussé AT&T à
la discrétion.
Notre préoccupation est la même. Si Red Hat
développe une innovation que nos concurrents
peuvent utiliser, le moins que nous puissions demander
est que nos équipes de développement
disposent de la même façon des leurs. La GPL
est la licence la plus efficace pour assurer que la
coopération forcée entre les membres des
différentes équipes continue malgré
la concurrence du moment.
Gardons à l'esprit que la modularité du
système Linux est l'une de ses grandes forces. Une
version de Red Hat Linux abrite plus de 435 outils
distincts. Le choix d'une licence a donc aussi un aspect
pratique. Si elle permet à Red Hat de fournir un
logiciel mais pas d'y apporter des modifications, cela
crée des problèmes car les utilisateurs ne
peuvent plus corriger ou adapter le logiciel pour leurs
besoins. Une licence moins restrictive, qui oblige
l'utilisateur à demander une autorisation à
l'auteur avant de modifier un logiciel, contraint encore
trop Red Hat et nos clients. Devoir demander
l'autorisation de modifier à peut-être 435
auteurs ou équipes de développement
différents n'est tout simplement pas pratique.
Mais nous ne sommes pas des fanatiques des licences. Nous
nous satisfaisons d'une licence qui nous accorde un
contrôle sur le logiciel utilisé car cela
nous permet à notre tour d'offrir les avantages
correspondants à nos clients et utilisateurs,
qu'ils soient ingénieurs de la NASA ou
programmeurs d'applications travaillant sur le
système de facturation d'un cabinet dentaire.
Les histoires intéressantes sur les origines de
Linux démontrent la puissance du modèle
économique de son développement.
La communauté Open Source a dû
dépasser le stéréotype du hacker hobbyiste. Selon ce
stéréotype, Linux, par exemple, est
développé par des hackers de quatorze ans,
dans leurs chambres. On a ici un exemple de la peur, de
l'incertitude et du doute (Fear,
Uncertainty and Doubt, FUD), distillés et
imposés à l'industrie du logiciel par les
éditeurs de systèmes propriétaires.
Après tout, qui pourrait faire confiance, pour son
application critique, à un logiciel écrit
par un adolescent pendant ses loisirs ?
La réalité, bien entendu, est très
différente. Même si le « hacker
solitaire » a toujours une grande valeur et une
part importante dans le processus de
développement, de tels programmeurs n'ont
réalisé qu'une faible part du code qui
constitue le système Linux. Le créateur de
Linux, Linus Torvalds, a commencé à
travailler sur Linux alors qu'il était
étudiant, et la majeure partie du code est
écrite par des développeurs professionnels
travaillant dans les plus grandes organisations de
développement, d'ingénierie et de
recherche.
En voici quelques exemples : les compilateurs GNU C et
C++ sont fournis par Cygnus
Solutions Inc.™ (Sunnyvale, Californie), le
système X Window par le X Consortium (avec l'aide
d'IBM, HP, Digital, et Sun). Un bon nombre des pilotes
Ethernet sont maintenant sous la responsabilité
d'ingénieurs de la NASA. Les pilotes de
périphériques proviennent dorénavant
assez souvent des constructeurs des
périphériques eux-mêmes. Bref, le
mode de développement d'un logiciel Open Source ne
diffère guère de celui d'un logiciel
conventionnel, et le talent impliqué est dans
l'ensemble le même.
Grant Guenther, à l'époque membre de
l'équipe de développement du serveur de
bases de données d'Empress Software, voulait que
ses collaborateurs puissent travailler sur leurs projets
à domicile. Ils avaient besoin d'une
méthode sûre pour transférer de gros
fichiers de leurs bureaux à leurs domiciles et
réciproquement. Ils utilisaient Linux sur des PC
équipés de lecteurs Zip, mais à
cette époque (1996), Linux exploitait mal ces
périphériques.
Donc Grant a eu le choix : abandonner la solution Linux
et acheter une solution propriétaire plus
chère, ou arrêter ce qu'il était en
train de faire et passer quelques jours à
écrire un pilote décent pour le lecteur
Zip. Il a choisi de le développer, et il a
collaboré avec d'autres utilisateurs de ces
lecteurs réunis grâce à l'Internet,
qui testèrent et améliorèrent son
logiciel pilote (driver).
Tâchons de déterminer ce qu'un
éditeur de logiciels aurait payé à
Empress et Grant pour cela. On peut sans risque l'estimer
à plusieurs dizaines de milliers de dollars, et
cependant Grant a choisi de « faire cadeau »
de son travail. En retour, au lieu de l'argent, il a
bénéficié d'une excellente solution
à son problème de travail à domicile
pour les programmeurs d'Empress, pour une fraction du
prix des autres options possibles. Voilà le genre
de proposition gagnant-gagnant offerte par les
modèles coopératifs comme celui du
développement Open Source.
Il est facile de confondre caractéristiques et
avantages. Les modèles Open Source en
général et Linux en particulier
présentent sans aucun doute des
caractéristiques uniques, et certains pensent
qu'elles sont la raison pour laquelle tout le monde
adopte Linux avec un tel enthousiasme. Comme des
centaines de directeurs de systèmes d'information
(Management Information System,
MIS) me l'ont fait remarquer, « pourquoi quelqu'un
souhaiterait-il disposer du code source de son
système d'exploitation ? ». Le fait est que
personne ne veut du code source. Personne n'a besoin
d'une licence de logiciel libre. Ce sont juste les
caractéristiques du système. Mais une
caractéristique n'est pas forcément un
avantage. Donc quel est l'avantage associé
à cette caractéristique ?
Pour le comprendre, nous ne devons pas négliger
que la solution la plus élégante s'impose
rarement, même dans les marchés les plus
techniques (et cela désespère les
informaticiens). Construire la meilleure
souricière ne vous assure pas le succès.
Linux n'obtiendra pas des succès parce qu'il peut
être installé sur une machine avec moins de
mémoire que les autres systèmes, ou parce
qu'il coûte moins cher, ou parce qu'il est plus
fiable. Ce ne sont que des caractéristiques qui
font de Linux une meilleure souricière que NT ou
OS/2.
Les forces qui conduiront peut-être Linux au
succès ou à l'échec œuvrent
à un autre niveau. En fait, ces facteurs sont
généralement regroupés sous le terme
de « position sur le marché ». Comme
un cadre supérieur de Lotus nous l'a
demandé récemment, « avons-nous
vraiment besoin d'un nouveau système ? »
Linux ne réussira que s'il est plus qu'« un
système de plus ». En d'autres termes, Linux
représente-t-il un nouveau modèle pour le
développement et le déploiement d'un
système ou n'est-il qu'« un système
de plus » ?
La réponse est : Linux et le mouvement Open Source
dans son ensemble sont une révolution du mode de
développement qui améliorera les
systèmes informatiques en cours de conception et
à venir.
L'Open Source est une caractéristique possible
pour un code. L'avantage réside dans la
maîtrise offerte à l'utilisateur. Toute
entreprise souhaite disposer du contrôle sur son
logiciel, et la caractéristique de l'Open Source
reste la meilleure approche mise au point par l'industrie
pour l'offrir.
Certaines personnes affirment avec force que Linux se
balkanisera comme tous les Unix. La réponse offre
à mon sens la meilleure illustration du
caractère très nouveau de l'approche
adoptée par ses développeurs. Il existe
aujourd'hui, en apparence, trente versions
différentes du système Unix, pour la
plupart incompatibles.
Mais les forces qui ont séparé les
différents Unix travaillent maintenant à
l'unification des versions de Linux.
La différence principale entre Unix et Linux ne
réside pas dans le noyau, ou le serveur Apache, ou
toute autre caractéristique de ce genre. C'est
qu'Unix n'est qu'un système propriétaire de
plus, dont seuls les binaires sont livrés, et qui
reste fondé sur la propriété
intellectuelle. Cela signifie que les éditeurs de
ces Unix subissent des pressions commerciales à
court terme, les invitant à conserver toute
innovation ajoutée au système afin d'en
réserver les bénéfices à
leurs seuls clients. Avec le temps, les ajouts successifs
de ces « innovations propriétaires »
aux différentes versions d'Unix
séparèrent peu à peu ces derniers,
de façon parfois décisive. Les autres
fournisseurs n'ont pas accès au code source de
l'innovation et sa licence interdit de la reproduire,
même si tous voudraient l'utiliser.
Pour Linux, tout fonctionne à l'envers. Si
l'innovation proposée par un fournisseur de Linux
devient populaire, les autres fournisseurs l'adopteront
immédiatement, car ils disposent du code source
correspondant, et sont autorisés à
l'utiliser.
Tous les sceptiques, par exemple, prédirent la
chute de Linux lors du débat de 1997 portant sur
les anciennes bibliothèques C (libc) et la
nouvelle version (glibc). Red Hat a adopté les
nouvelles pour des raisons techniques. Certaines
distributions populaires de Linux utilisèrent
encore longtemps les anciennes versions. Le débat
a fait rage pendant six mois. Pourtant, alors que 1998
touchait à sa fin, toutes les distributions
importantes de Linux avaient opté ou
annoncé qu'elles opteraient pour les plus
récentes bibliothèques, plus stables, plus
sûres, et plus performantes.
C'est une partie de la puissance de l'Open Source : il
crée une sorte de pression unificatrice vers un
point de référence commun (un standard
ouvert, en fait) et cela fait tomber les barrières
de la propriété intellectuelle, qui
entraveraient sinon cette convergence.
À chaque fois qu'une nouvelle pratique
révolutionnaire apparaît, des sceptiques
prédisent sa chute inévitable et montrent
du doigt tous les obstacles qu'elle devra surmonter. Des
fanatiques prêchent que seules les
implémentations les plus pures du nouveau
modèle peuvent réussir. D'autres, comme
nous, se contentent de travailler, de tester, d'innover,
et de l'utiliser lorsqu'elle s'avère plus efficace
que l'ancienne pratique.
La naissance du PC illustre elle aussi le principal
avantage de ce nouveau modèle. L'enthousiasme
déclenché par la première
spécification du PC IBM, publiée en 1981,
ne devait rien à des critères d'ordre
technique. Le premier PC intégrait une puce 8086
et 64 Ko (oui, Ko) de mémoire centrale. la
mémoire totale utilisable ne pouvait
dépasser 640 Ko. Personne n'imaginait qu'une
machine individuelle exigerait un jour davantage. Un
magnétophone à cassettes sauvegardait les
données.
La révolution du PC prit son essor parce que ses
utilisateurs restaient libre de disposer comme ils le
souhaitaient de leur plate-forme informatique. Ils
pouvaient acheter leur premier PC chez IBM, leur
deuxième machine chez Compaq, et leur
troisième chez HP. Ils pouvaient acheter de la
mémoire ou un disque dur auprès d'un
fournisseur parmi une centaine, et une gamme presque
infinie d'équipements périphériques
satisfaisaient presque tous les besoins.
Ce nouveau modèle a introduit un très grand
nombre d'incohérences, d'incompatibilités,
et de confusions entre les techniques, les produits, et
les fournisseurs. Mais comme tout le monde le sait
maintenant, les clients adorent le choix et la
possibilité de maîtriser
l'équipement. Ils s'accommoderont pour cela d'une
certaine dose de confusion et d'incohérence.
Notez aussi que le marché du matériel PC ne
s'est pas fragmenté. Les spécifications
sont généralement restées ouvertes,
et une forte pression oblige les industriels à se
conformer aux standards pour préserver
l'interopérabilité. Aucun d'eux n'a une
souricière suffisamment meilleure pour attirer les
clients et ensuite les prendre en otages dans une
solution propriétaire. Au lieu de cela, les
innovations (les meilleures souricières)
reviennent à la communauté dans son
ensemble.
Le système Linux laisse le choix aux clients quant
aux solutions techniques fournies avec leurs ordinateurs
pour ce qui relève du système
d'exploitation. Cela demande-t-il un tout nouveau niveau
de responsabilité et d'expertise de la part de
l'utilisateur ? Certainement.
Préféreront-ils, après avoir
goûté au choix et à la liberté
du nouveau modèle, revenir à l'ancienne
approche les obligeant à faire confiance au
fournisseur du système propriétaire ? C'est
peu probable.
Les sceptiques continueront à chercher, et parfois
à trouver, des problèmes sérieux
liés à l'approche Linux. Mais les clients
adorent le choix, et l'immense marché du
développement de logiciel Open Source
effectué via
l'Internet les résoudra tôt ou tard.
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