Tribune Libre
Ténors de l'Informatique Libre
Copyright © 1999 par Éditions O'Reilly
Chapitre 13. Libérons les sources — L'histoire de Mozilla
Jim Hamerly et Tom Paquin avec Susan Walton
- Introduction
- Rendre cela possible
- Mise au point de la licence
- mozilla.org
- En coulisses
- Premier avril 1998
Le 23 janvier 1998, Netscape publia 2 annonces. Voici comment CNet rapporta la
première : « Dans un élan sans précédent, Netscape
Communication fera cadeau de son navigateur Navigator, confirmant les rumeurs des
dernières semaines passées. »
Voici le compte-rendu de la seconde : « Ils donneront aussi le code source pour la
prochaine génération de sa suite Communicator. »
La décision de donner son navigateur ne surprit personne, mais la livraison du
code source étonna toute l'industrie. Cela occupa les gros titres des journaux
dans le monde entier, et même la communauté du logiciel libre fut surprise
de cet élan. Jamais auparavant un grand éditeur de logiciels n'avait fourni
ainsi son code. Qu'allait devenir Netscape ?
Nous avions décidé de changer les règles du jeu, mais ce
n'était pas la première fois. Connu depuis toujours pour penser
différemment, Netscape prenait ainsi l'engagement de construire un Internet
meilleur, de le hausser à un autre niveau. Lorsque Netscape commença la
distribution sans restriction de versions de son navigateur sur l'Internet en 1994,
certains déclarèrent : « C'est complètement fou ! ».
Quand Netscape annonce « Code Source libre », ils dit la même chose.
La période de discussion amenant à l'annonce de l'ouverture des sources se
déroula à vitesse grand V. Alors qu'il avait fallu des mois de
délibérations pour décider s'il fallait fournir ou non le logiciel
gratuitement, 24 heures suffirent à une forte proportion des responsables pour
accepter de libérer les sources.
Aussi rapide et surprenante que fut l'annonce pour le personnel et les observateurs, elle
reflétait plusieurs courants de pensée convergents. Les dirigeants de
Netscape discutèrent d'un livre blanc rédigé par Frank Hecker qui y
exprimait une opinion de première importance car il prônait la
libéralisation de leurs sources. Frank y citait l'article d'Eric Raymond,
« La Cathédrale et le Bazar », en en parlant avec les gens de toute
l'organisation, que ce soit les ingénieurs, le marketing ou le management. Dans un
opus de 20 pages qui fut très diffusé, il plaidait la cause dont le
bataillon des convaincus s'étoffait régulièrement.
Quand Netscape rendit pour la première fois Navigator téléchargeable
sans restriction sur l'Internet de nombreux observateurs crurent voir une atteinte au bon
sens classique de l'industrie du logiciel, et doutèrent que nous puissions gagner
de l'argent « en faisant cadeau du logiciel ». Aujourd'hui, naturellement,
cette stratégie est rétrospectivement perçue comme une innovation
couronnée de succès, un facteur clé dans le développement
rapide de Netscape; et rare sont aujourd'hui les sociétés qui ne copient
pas notre stratégie d'une façon ou d'une autre. Cela soulève
diverses questions, par exemple : que se passerait-il si nous reproduisions le même
scénario, cette fois-ci avec le code source ?
Les ingénieurs se prononçaient de façon similaire. De nombreux
employés de Netscape avaient l'habitude de travailler avec des outils libres. Et
depuis que le code de Communicator était si intimement mêlé avec Java
et HTML, beaucoup admettaient une vérité émergente : libérer
le source pose à présent moins de problème. La nature de Java invite
à une perception plus ouverte de la distribution des sources. Il est
multi-plate-forme et peut être compilé en fichiers classes,
exécutables indépendants de la machine car chaque binaire repose sur une
machine virtuelle, donc les programmeurs peuvent décompiler l'exécutable et
en étudier le code source. La commande « Voir le source » du
navigateur, elle, assure la popularité de HTML d'une façon semblable.
Plutôt qu'essayer de bloquer cela, beaucoup pensaient que Netscape devait le
faciliter, l'encourager, et en tirer autant que faire se peut bénéfice.
Les différentes écoles de pensée fusionnèrent avec une
soudaineté inattendue. Durant les réunions, la stupéfaction laissait
en quelques minutes place à l'approbation. La plupart des discussions
passèrent rapidement de « devons-nous ? » à « quand
? ». La plupart des acteurs clés croyaient que nous devions agir rapidement,
annoncer une date ferme puis s'y tenir. En janvier, Netscape publia une promesse sur le
Net : les sources de Communicator seraient livrées durant le premier trimestre de
1998. Netscape tint cette promesse avec le plus grand sérieux, et le
« Project Source 331 », nom donné au fruit du travail des
équipes œuvrant afin de publier le 31 mars 1998, vit le jour.
Puis la réalité s'imposa.
Le corps du code source de Communicator fut appelé « Mozilla », nom
crée par Jamie Zawinsky et la société durant le développement
du Navigator. L'équipe travaillait frénétiquement pour créer
une « bête » beaucoup plus puissante que Mosaic, et ce nom devint celui
du code officiel de Navigator. Plus tard le gros dinosaure vert devint une blague interne,
puis une mascotte pour la société, et enfin un symbole pour le public. Le nom
est à présent devenu le terme générique se
référant aux navigateurs Web libres dérivant du code source de
Netscape Navigator. On s'employait à « libérer le
Lézard ».
Une impressionnante quantité de tâches restait à accomplir afin de
préparer la première publication du code. Les problèmes apparaissaient
peu à peu et furent collectés et classés dans des catégories.
Le trimestre suivant fut consacré à leur résolution, à la
cadence infernale que Netscape connaissait bien.
La mise à disposition des modules de tierces parties inclus dans le navigateur posa
l'un des plus gros problèmes. Les trois-quarts du code de Communicator en relevaient
et nous devions donc contacter tous leurs propriétaires. Des équipes
d'ingénieurs et d'évangélistes furent organisées pour
rencontrer et convaincre chaque société de rejoindre Netscape sur la route
des Sources Libres. Tous avaient entendu parler de l'annonce de Netscape et devaient
choisir : leur code pouvait être supprimé ou remplacé, livré en
binaire (conservé dans son état compilé) ou bien livré sous
forme de code source avec Communicator. Pour compliquer les choses, de nombreux contrats
étaient uniques et portaient sur différentes échéances. Aucun
scénario ne pouvait s'appliquer à tous les cas.
Nous souhaitions respecter la date de publication annoncée et cela
nécessitait des choix parfois difficiles. Ce fut sûrement le cas quand vint la
question de la participation des développeurs des tierces parties. La règle
était qu'ils devaient nous rejoindre avant le 24 février, ou leur
élément serait écarté des sources. Ce type de date butoir n'est
pas difficile à établir lorsque l'échéance est encore lointaine
mais devint critique quand elle fut proche. Une partie du code dut être
supprimée.
Les sources de la machine virtuelle Java, langage propriétaire, ne devaient pas
être publiés. Trois ingénieurs se virent confier une
« Java-ectomie » grâce à laquelle le navigateur pourrait
être compilé puis s'exécuter sans Java. La modification du code
général, très intimement mêlé à Java, exigea
beaucoup de travail. Nous nous proposions de consacrer les deux dernières semaines
aux tests. Les ingénieurs devaient démêler tout le code Java du
navigateur avant le 15 mars, échéance très proche.
Le nettoyage du code fut un projet énorme. Beaucoup doutèrent très
tôt de la date avancée mais les cerveaux commençaient à bouillir
lors de réunions, des stratégies prirent forme, les roues commencèrent
à tourner. L'équipe de production laissa de côté son travail (la
plupart de ses membres développaient la génération suivante du
navigateur) et tous s'attaquèrent immédiatement au projet. Il fallait non
seulement décider du sort (inclusion ou suppression) de tout module issu d'une
tierce partie mais aussi mettre au propre les commentaires du code. La
responsabilité de chaque module fut assignée à une équipe et
ils commencèrent à récurer.
Une des grandes innovations qui se produisit tôt fut d'utiliser le système de
rapport de bogues offert par notre Intranet en tant que gestionnaire de tâches.
« Bugsplat » était le surnom de Scopus, un programme de rapport de
bogues à interface en HTML. Ce système de gestion des flux de documents nous
épaula au mieux. Il tenait à jour la liste des nouvelles tâches
décrites grâce à un simple formulaire HTML et gérait les
priorités des tâches et les personnes compétentes comme autant de
bogues ainsi pris en charge. Les listes de diffusion électroniques correspondantes
naissaient à mesure. Sitôt la tâche (ou le bogue) résolu, toutes
les listes de diffusion et les priorités disparaissaient. Les ingénieurs
mesuraient l'avancement de leurs propres modules et surveillaient le déroulement du
projet grâce à notre Intranet.
L'équipe d'ingénieurs peina aussi afin de supprimer les modules de
chiffrement. Le gouvernement insistait non seulement pour que tout ces codes disparaissent
mais encore pour que toute fonction qui y faisait appel soit réécrite. Le
seul travail d'une des équipes fut de garder un contact constant avec la NSA et de
gérer les problèmes de conformité.
Alors que le Grand Nettoyage du Code battait son plein, un autre projet devait
décider de la licence de diffusion à adopter. Il nous fallait pour cela
répondre tout d'abord à une importante question : l'une des licences
existantes était-elle adéquate ? Personne ne souhaitait rédiger de
nouvelle licence, mais tout le monde réalisa qu'il serait nécessaire de
satisfaire les tierces parties et d'adopter une démarche fédérant les
entreprises. Aucun logiciel propriétaire existant n'avait jamais été
fourni ainsi.
Un groupe de leaders de la communauté Open Source incluant Linus Torvalds, Eric
Raymond et Tim O'Reilly fut invité à visiter le campus de Mountain View. Ils
participèrent à des débats avec des groupes de dirigeants, de juristes
et de programmeurs afin d'exposer leurs vues et rencontrèrent de petits groupes pour
discuter de problèmes spécifiques. Ils consacrèrent une grande partie
de leur temps à discuter avec l'équipe juridique de Netscape des
mérites et défauts des licences existantes. Ces conseillers agirent aussi
comme un groupe prolifique en idées.
Une équipe conseillée par l'équipe juridique de Netscape examina les
licences existantes afin de déterminer si l'une d'entre elles pouvait s'appliquer
à Mozilla. Ils commencèrent par examiner la licence publique
générale GNU destinée aux bibliothèques (la LGPL) et la licence
BSD, et nous avons longuement analysé leurs avantages et inconvénients
respectifs. Le source de base de Netscape présentait des caractéristiques
propres, bien distinctes de celles des codes auxquels elles avaient été
déjà appliquées. Les accords de licence ad hoc
qui régissaient de nombreux composants issus de tierces parties utilisés
posaient l'un des problèmes les plus épineux. La licence devait créer
un environnement où ces contributeurs et d'autres nouveaux développeurs
commerciaux pourraient participer au développement de Mozilla tout en
préservant leurs intérêts.
La licence BSD, plus permissive, qui requiert seulement que le détenteur
légal mentionné dans tout source dérivé, fut jugée
insuffisante dans le cas de Mozilla. Elle aurait exposé les développeurs
à constater que leurs modifications ne seraient pas reversées à la
communauté. Ce point unique posait un énorme problème puisqu'il
était crucial pour la viabilité à long terme des travaux de
développement open source.
Les contraintes de la GPL la rendaient incompatible avec notre projet. La GPL est
« contagieuse » car doit aussi protéger tout code combiné par
compilation avec un code sous GPL. Cette exigence la rend inadéquate dans le cas de
logiciels commerciaux. La GPL, par exemple, concernerait aussi les composants des parties
tierces compilés dans les versions de Communicator, ce dont Netscape ne saurait
décider, puisque nous n'en disposons pas. Et Netscape lui-même utilise une
partie du code de Communicator dans d'autres produits (par exemple des serveurs). Puisque
Netscape n'avait aucun plan immédiat pour fournir leur code source, l'effet viral de
la GPL sur ces produits présentait un problème pour Netscape autant que pour
les autres entreprises. La LGPL, une modification de la GPL plus ouverte et moins
restrictive, était plus proche des besoins de Netscape pour un développement
commercial, mais elle limitait les modalités de commercialisation, tout comme la
GPL.
Après un mois frénétique de recherche, de discussion et de rencontres
avec des experts et défenseurs du logiciel libre, et au milieu des
spéculations du public, l'équipe décida qu'une nouvelle licence
pourrait seule correspondre à cette situation sans précédent. La
Licence Publique de Netscape (NPL), compromis entre la promotion du développement
des Sources Libres par des entreprises commerciales et la protection des
développeurs concernés, naquit ainsi. Le processus de création d'une
nouvelle génération de licence Open Source exigea plus d'un mois.
Dans un autre élan extraordinaire le brouillon de sa toute première version
fut présenté au public. Le 5 mars, une version de la NPL fut postée
dans un nouveau forum de nouvelles Usenet appelé netscape.public.mozilla.license,
assortie d'une demande invitant tout lecteur intéressé à la commenter.
Encouragements et moqueries fusèrent. La section de la licence qui garantissait
à Netscape le droit d'utiliser le code couvert par la NPL dans d'autres produits
sans devoir placer ces derniers sous NPL faisait l'objet de la plupart des critiques. Cela
permit aussi à Netscape de publier des versions révisées de la NPL, et
de manière très controversée, de re-licencier du code sous NPL aux
parties tierces sous des termes différents de ceux de cette licence. Certaines des
personnes faisant des commentaires en retour, allaient si loin qu'elles suggéraient
que ce seul fait rendrait la NPL inacceptable pour la communauté des
développeurs Open Source.
jwz (Jamie Zawinsky) publia le 11 mars dans netscape.public.mozilla.license un état
des travaux dont voici un extrait :
Premièrement, MERCI pour la somme incroyable de commentaires pertinents
expédiés ! Ce fut incroyablement utile, et soyez assurés que les
opinions exprimées sont très scrupuleusement prises en
considération. La semaine prochaine, vous pouvez vous attendre à voir une
section 5 très retravaillée. Je ne pourrai probablement pas trop la
commenter (car ne souhaite pas donner de faux espoirs), mais ce que la plupart d'entre
vous détestent a été clairement circonscrit.
Le 21 mars, la modification fut postée. C'était sans
précédent. La réaction fut incroyable : « Je leur ai dit que
c'était affreux et ils m'ont écouté ! Je n'arrive pas à y
croire ! ». Le public réalisa qu'il s'agissait bien d'un projet open source,
malgré son lieu de naissance surprenant. Les utilisateurs des forums Usenet, au lieu
de commenter comme à l'ordinaire les résultats, guidèrent le processus
de mise au point. Le ton changea dans les discussions, et la bonne volonté s'y
montra davantage.
La critique de la version bêta de la NPL émise par la communauté
avait renvoyé l'équipe de licence à sa table de travail. Ils
cherchèrent une solution qui permettrait à Netscape de soutenir les objectifs
des développeurs de logiciels libres tout en servant ses objectifs commerciaux. Le
résultat fut une deuxième version de la NPL appelée Licence Publique
Mozilla (MozPL). Elles sont identiques à ceci près que la NPL comporte des
amendements laissant à Netscape des droits additionnels.
Tout le code réalisé pour le 31 mars 1998 fut publié sous la NPL, et
toutes les modifications de ce code le seront sous NPL. Un nouveau code
développé peut être publié sous la MozPL ou sous tout autre
licence compatible avec elle. Des changements dans des fichiers contenus dans le code
source sont considérés comme des modifications et placés sous NPL.
Pour répondre à de nombreux doutes exprimés sur le réseau, les
nouveaux fichiers qui ne contiennent pas de code original ou de code modifié
ultérieurement ne sont pas considérés comme des modifications et ne
sont donc pas couverts par la NPL. Le code résultant peut être placé
sous n'importe quelle licence compatible. La GPL n'est pas compatible avec la Licence
Publique Netscape ou avec la Licence Publique Mozilla car semble incompatible avec toute
autre licence puisque elle interdit toute addition de restrictions ou de plus amples
permissions. Tout code développé pour fonctionner avec du logiciel GPL doit
à son tour être protégé par la GPL. Un autre point mineur est
que la GPL insiste pour que, quand vous distribuez du code sous ses termes, elle doit
être complète et entière. La NPL ne comporte pas cette condition.
Les discussions dans les forums Usenet soulignèrent un important problème :
des développeurs souhaitaient voir Netscape distinguer les corrections de bogue et
le nouveau code. Affirmer : « Je réalise une correction de bogue, une petite
modification de votre programme, » est tout-à-fait différent de
« J'ajoute une nouvelle fonction à votre programme ». Ces assertions
provoquent des réactions différentes. La plupart des gens acceptent d'offrir
une correction de bogue, et la récompense d'une contribution réside dans son
don même. Mais il n'en va pas de même pour du code additionnel. Un
développeur productif ne souhaite pas voir n'importe qui utiliser son travail afin
de gagner de l'argent.
La NPL et la MozPL furent conçues pour encourager le développement ouvert sur
le code de base de Mozilla, mais dès le début un autre objectif se dessina.
Netscape souhaitait être la première grande entreprise à ouvrir son
code propriétaire parce qu'elle voulait mieux entretenir l'intérêt
d'autres grandes sociétés pour l'environnement open source. Il lui semblait
primordial de créer une atmosphère propice, pousser les organisations
rentables à adopter ce modèle et à participer au mouvement.
L'infrastructure légale de la plupart des licences libres n'offrait que des
obstacles à la coopération de sociétés. C'est pourquoi la
licence de Mozilla constituait à elle seule un projet à part
entière.
Nous espérions, en offrant le code source des futures versions, inviter toute la
communauté de l'Internet à créer un nouveau mode d'innovation dans le
marché du navigateur. L'idée selon laquelle de talentueux programmeurs
à travers le monde travailleraient sur notre code, apportant au navigateur leur
énergie créative, motivait tout le monde à aller de l'avant même
si la progression s'avérait difficile.
Les personnes qui avaient participé à des projets open source auparavant
se rendaient compte que le code devait disposer d'un site de référence. Jamie
enregistra la nuit même un nouveau nom de domaine et rédigea la charte des
projets de développement distribués grâce à mozilla.org, qui
naquit ainsi.
Les projets open source couronnés de succès suivaient tous un
modèle, pas nécessairement à dessein, par lequel une personne ou un
groupe assure la coordination. Les personnes travaillent sur l'aspect du code qui leur
plaît, selon leurs propres envies. À la fin de la journée chacun
dispose d'un module fonctionnant un peu mieux. Mais lors de la publication d'une nouvelle
version du logiciel ils doivent adapter leurs modifications car le morceau de source du
logiciel principal les concernant a peut-être évolué.
Les développeurs souhaitent donc voir leurs modifications
intégrées dans la distribution principale. Un amas de code source et
modifié sans méthode par de intervenants poussera tôt ou tard quelqu'un
à se dresser et dire « Je pourrais très bien collecter une masse de
modifications et constituer ainsi une nouvelle version ». Un autre contributeur
pourra dès lors penser « Je ne sais pas à qui remettre ma modification,
alors je vais le donner à ce type. Il semble en faire bon usage. » Le temps
passe, et cette personne devient le mainteneur.
Pour ce projet open source, on mit la charrue avant les bœufs. Mozilla.org fut
conçu et réalisé afin de remplir le rôle de mainteneur
dès le début. Puisque cette mission serait d'une manière ou d'une
autre prise en charge, nous décidâmes de créer l'infrastructure pour
devenir les gestionnaires du travail.
En quelques mois mozilla.org commença à devenir une organisation,
trouvant des fonds et des machines, gérant des listes de diffusion
électroniques, et tissant les appuis nécessaires afin que tout fonctionne. La
mission consistait simplement à préserver une organisation adéquate et
fonctionnelle. Le dépôt central devait être opérationnel
dès que les sources seraient publiées sous peine de voir après
quelques mois un tiers endosser cette responsabilité. Netscape, comme chacun le
sait, n'est pas du genre à regarder les autres faire à sa place.
Offrir le code source signifiait que Netscape collaborerait avec les utilisateurs de
l'Internet. Il nous fallait impérativement bien distinguer le groupe de
développement des produits clients Netscape et celui de mozilla.org. mozilla.org
devait agir en tant que coordinateur de toutes les développeurs actifs tandis que
l'objectif du développement produit était de coordonner les produits Netscape
réalisés à partir du code de Mozilla. Puisque les deux groupes
travaillent sur le même produit, les intérêts pouvaient se chevaucher.
Mais le groupe derrière mozilla.org reconnut qu'il serait désastreux pour son
image sur le Net que quelqu'un se tourne vers l'organisation et affirme « Ces gens
n'ont que les intérêts de Netscape en tête et veulent seulement vendre
leurs produits. ». Ceci signifierait que mozilla.org n'est pas le mainteneur
adéquat. La séparation devait être réelle et les activistes de
l'Internet le savaient.
Que se passe-t-il lorsque l'auteur d'une modification nous interpelle : « Eh,
mozilla.org ! Prenez ce code s'il vous plaît ! ». L'un des rôles les plus
importants de mozilla.org est de définir les critères d'acceptation d'une
contribution. Nous devons faire face à de nombreux problèmes. Tout d'abord
vient l'appréciation du mérite. Le code est-il bon ? Deuxièmement,
est-il sous une licence compatible avec la NPL ? Nous décidâmes de ne pas
accepter les contributions non couvertes par une licence compatible avec la NPL. Sinon
elles devraient être ventilées dans des répertoires bien distincts,
séparés par des murailles, et cela impliquerait de grandes manœuvres
d'ordre juridique. Le risque d'erreur augmenterait énormément.
Puisque Mozilla est une base de code très modulaire chacun de ses composants
majeurs, par exemple la bibliothèque de gestion des images ou l'analyseur XML, a un
« propriétaire » désigné. Il connaît parfaitement le
code et fait office d'arbitre lorsque l'on décide d'y inclure ou non une
contribution.
De nombreux propriétaires de modules sont des ingénieurs de Netscape
mais d'autres sont des volontaires externes. Quand un propriétaire de module
effectue des changements (par exemple, ajoutant une API à la bibliothèque de
gestion des images), il les expédie à mozilla.org qui les inclura dans les
distributions. Si des différents apparaissent entre un contributeur et le
propriétaire du module, mozilla.org joue le rôle d'arbitre en
établissant l'appel final - toujours conscient que s'il arrête de jouer selon
les règles de l'art il sera ignoré et quelqu'un d'autre endossera sa
mission.
Mozilla.org devait faire face à la diversité des développeurs.
Les méthodes utilisées pour travailler sur le code en interne devaient
s'accommoder du Web et rester accessibles pour toutes les plates-formes, dans toutes les
zones horaires. Ce fût fait avec le « contrôle d'arborescence »
assuré par les outils Bonsai et Tinderbox.
L'outil « Bonsai » honore des requêtes portant sur le contenu d'une
archive. Comme aux guichets d'une banque, vous pouvez grâce à lui
« déposer dans la chambre forte » du code développé, et
voir quels « dépôts » ont été effectués par
d'autres participants. En arrière-plan il engendre constamment le code,
vérifiant l'arborescence du source et lève un « drapeau rouge »
en cas de problème, interdisant les dépôts jusqu'à ce que le
problème soit identifié. Il engendre sur simple demande des historiques et la
liste des problèmes pris en charge durant une période donnée. Bonsai,
tout d'abord utilisé par les développeurs maison de Netscape, fut
imposé aux activistes du monde entier œuvrant, qui y accédaient sur
mozilla.org grâce à n'importe quel arpenteur
Web.
Plus de dix développeurs travaillant simultanément sans outils
adéquats mènent à la catastrophe. Un programme nommé
« Tinderbox » gère ce travail d'équipe afin d'éviter cela
en menant une sorte d'enquête dans l'arborescence des sources. Grâce à
lui on connaît toujours l'identité de l'auteur d'un quelconque tronçon
de code (il exploite pour cela Bonsai), quelles versions du logiciel fonctionnent ou non
(et pourquoi !), et l'état des fichiers utilisables afin d'identifier les sources
des défauts.
Une semaine et demie avant la fin de mars 1998 nous avions l'impression que le temps
filait de plus en plus vite vers la date butoir. Tous souhaitaient organiser une
célébration de la distribution du code, mais rien n'avait été
organisé. Une fête de cette nature, couplée à la publication
prévue, deviendrait un événement sensationnel qui inviterait le public
à pénétrer librement dans le monde de Netscape.
Lors une réunion Jamie exposa son plan de louer une boite de nuit à San
Francisco, d'inviter du monde et de l'annoncer sur le Net. « Vous pensez inviter des
personnes non salariées par Netscape à la fête ? Mais nous n'avons
jamais fait cela auparavant ! ». Après une pause la réaction fut, comme
durant tout ce projet, « Pourquoi pas ? ».
Cette fête ne sera pas oubliée de sitôt. Jamie loua « The
Sound Factory », l'une des plus grosses boîtes de nuit de San Francisco, pour
la nuit du 1er avril. Des DJ (notamment Brian Behlendorf, l'un des fondateurs
d'Apache) firent cadeau de centaines de T-shirts mozilla.org, de logiciels, et d'objets de
NetObjects, Macromedia, Digital, Be, Wired, et de diverses sociétés non
américaines.
Une longue file d'attente s'étendait déjà devant les portes de
cette la « Mozilla Dot Party » lorsqu'elles s'ouvrirent à 20 heures. Une
heure et demie plus tard, l'endroit était rempli à la limite
tolérée par les pompiers (deux mille personnes), et la file d'attente faisait
le tour du pâté de maisons. Les gens étaient accueillis par vingtaines
à l'heure où d'autres s'en allaient, et à la fin de la nuit, plus de
3 500 personnes avaient passé les portes, y compris des gourous du logiciel
libre comme Brewster Kahle (fondateur de WAIS) et Eric Raymond. Des centaines d'autres
fans, à travers le monde, synchronisèrent leurs montres et portent un toast
à la santé de Mozilla. Les fêtards virtuels incluaient plus d'une
centaine de personnes au château de Waag à Amsterdam, Pays-Bas, et des groupes
individuels variés en Norvège, à Montréal, Canada, en
Pennsylvanie, Caroline du Nord, Colorado, Alabama et dans le Wisconsin.
À l'intérieur, trois écrans de projection déroulaient le
code à la vitesse de soixante lignes par seconde. Avec ce débit, la
fête aurait pu durer plus de sept heures afin d'afficher ainsi le million et demi de
lignes du source de Mozilla. Eric Raymond, durant le second des deux concerts du Kofy Brown
Band (parmi lesquels figure un ingénieur de Netscape), qui était venu ici de
Philadelphie pour l'occasion, sauta sur la scène et surprit tout le monde avec un
solo de flûte. À la fin de la nuit, une douzaine de CD de l'édition
Signature du code source de Mozilla (CD signés et numérotés avant la
nuit par l'équipe de d'intégration Netscape et des membres de mozilla.org)
furent jetés dans la foule et saisi par quelques heureux privilégiés.
Le lézard était libre !
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